Droits des salariés

« La nécessaire refondation du droit du travail nous oblige à la créativité » (Jean-Emmanuel Ray)

Par Agnès Redon | Le | Qvct et santé

« Le travailleur-fourmi du “tout collectif” d’hier se révèle aujourd’hui un citoyen-travailleur pugnace, attentif à l’exercice de ses droits : cela va d’une créative liberté vestimentaire à une vision panoramique de la liberté d’expression. Et ce sont souvent les meilleurs collaborateurs qui montent au créneau sur ces terrains. C’est une démarche nouvelle pour l’entreprise qui doit s’adapter pour les attirer, puis les fidéliser », déclare Jean-Emmanuel Ray, professeur émérite en droit social à Paris I Sorbonne et enseignant à Sciences Po et à Mines ParisTech à l’occasion de la publication de la 33e édition de son ouvrage « Droit du travail, droit vivant » en novembre 2024.

Jean-Emmanuel Ray, professeur émérite en droit social à Paris I Sorbonne - © D.R.
Jean-Emmanuel Ray, professeur émérite en droit social à Paris I Sorbonne - © D.R.

Quels sont les grands changements récents que vous abordez dans la 33e édition de votre ouvrage « Droit du travail, droit vivant » ?

Un quart des salariés pratiquent désormais le télétravail, 700 000 micro-entreprises ont été créées en 2023, la semaine en quatre jours se développe. Ma nouvelle introduction développe ce sentiment de vivre la fin du cycle initié par Ford et Taylor au début du XXe siècle, qui a généré le salariat et sa « subordination juridique permanente » qui stupéfie la génération Z.

La subordination est de moins en moins supportée, non seulement par les jeunes générations mais désormais par tous les travailleurs

Cette nécessaire refondation du droit du travail nous oblige à faire preuve de créativité, à ne pas avoir une imagination rétrograde. Concernant les salariés cyclistes et VTC, nombre d’auto-entrepreneurs sont d’abord auto-employeurs. Il s’agit souvent d’une société de la débrouille pour un complément de revenus. Mais on ne peut s’arrêter là : le succès du « travail à la demande » correspond aussi, pour nombre de (jeunes) travailleurs, à une demande beaucoup plus générale de « travail flexible ».

Le problème, c’est que dans tous les pays occidentaux, cette « subordination » de l’homme-robot Chaplin attaché à sa chaîne était le continuum de la verticalité de toute une société, qui commençait par la « puissance paternelle ». Elle est de moins en moins supportée, non seulement par les jeunes générations mais désormais par tous les travailleurs, surtout avec la démocratisation du télétravail.

Mais ce dernier a cristallisé une évolution antérieure : l’individualisation. Le travailleur-fourmi du “tout collectif” d’hier se révèle aujourd’hui un citoyen-travailleur pugnace, attentif à l’exercice de ses droits : cela va d’une créative liberté vestimentaire à une vision panoramique de la liberté d’expression. Et ce sont souvent les meilleurs collaborateurs qui montent au créneau sur ces terrains.

C’est une démarche nouvelle pour l’entreprise qui doit s’adapter pour les attirer, puis les fidéliser. Mais aussi pour les syndicats, voyant le collectif d’hier se diluer en une somme d’individus-consommateurs.

Avec quelles conséquences dans l’entreprise ?

Le principe général est « c’est celui qui fait qui sait », c’est-à-dire l’opposé du « Bureau des Méthodes » de notre cher Taylor. Il s’agit moins de contrôler ou surveiller les bras du travailleur que d’encadrer des neurones qui n’en font qu’à leur tête : c’est finalement le propre d’un « cadre encadrant ».

  • Au niveau collectif, le développement du dialogue professionnel de proximité ressemble au droit d’expression directe et collective de Jean Auroux d’août 1982.
  • Au niveau individuel, l’autorité du (petit) chef émanait de sa place dans l’organigramme. L’autorité du manager de proximité ne vient plus seulement d’en haut, mais d’abord de la légitimité que lui reconnaissent ses collaborateurs. Le leader qui « fait autorité » n’a pas besoin de la démontrer : son expérience et son exemplarité suffisent.

Vous mentionnez la révolution numérique comme un défi du droit du travail. En quoi impactera-t-elle le droit du travail ?

Le télétravail au domicile n’aurait pas pu exister sans la révolution numérique qui, associé à nos neurones, a donné au travail le don d’ubiquité pour les travailleurs du savoir, avec une lente disparition de la frontière hier hermétique entre temps et lieux de vie privée / vie professionnelle.

Une lente disparition de la frontière hier hermétique entre temps et lieux de vie privée / vie professionnelle

Sur l’IA, il existe aujourd’hui très peu d’accords d’entreprise : 242 entre 2017 et 2024 sur un total de 285 000, l’essentiel étant consacré à l’emploi (GPEC et formation).

Deux principes doivent s’appliquer l’IA  :

  • Ne pas raisonner en termes de concurrence, mais de complémentarité homme-machine ;
  • Se réjouir de l’IA permettant de dérobotiser certains travaux en effectuant à notre place les tâches répétitives ou fastidieuses mais parfois reposantes. Cela signifie travailler en bonne intelligence avec la machine.

Mais le soufflé de 2022 est déjà un peu retombé, y compris pour des raisons de coûts s’avérant exorbitants pour les pionniers, au-delà d’une consommation d’énergie considérable.

Comment le droit du travail peut-il s’adapter à ces défis ?

Pas en appliquant, comme aujourd’hui, la devise de Guillaume d’Orange : « Je maintiendrai ! ». Mais en repensant la manière dont le collectif travaille, y compris pour des raisons de productivité comme l’avait remarqué dès 1987 le prix Nobel d’économie, Robert Solow : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ».

Gardons-nous de vouloir tout réglementer

C’est la même chose pour l’IA, si l’on reste sur des profils rigides de postes, et sur la même organisation. À l’instar du télétravail, où le maintien de l’organisation d’hier ne permet pas de bénéficier du maximum de retours positifs. Car télétravailler ne consiste pas seulement à emporter un ordinateur à la maison : il faut désormais répartir les tâches bureau/domicile, en veillant à deux jours de présentiel communs pour maintenir la communauté de travail.

Mais pour l’IA comme pour le télétravail, gardons-nous de vouloir tout réglementer, l’évolution technologique étant extrêmement rapide. Si vous utilisez ChatGPT 4, ses performances n’ont plus rien à voir avec la première version. Alors évitons que la créativité soit aux États-Unis ou en Chine, et des normes de plus en plus fines tissées en Europe.

Quels conseils donneriez-vous aux employeurs et aux organisations syndicales et patronales face aux mutations du droit du travail ?

Ce sont moins des conseils que partager un constat : il ne faut pas raisonner comme un programme informatique, mais hybrider les solutions. Ce n’est jamais « tout télétravail » ou « tout IA ».

Nombre d’entreprises ont dupliqué le modèle militaro-industriel de la manufacture

Par exemple, le télétravail est très largement démocratisé depuis le confinement, c’est une magnifique occasion de revoir nos organisations, autour de deux vertus peu compatibles avec le modèle taylorien : confiance et autonomie.

Or nombre d’entreprises ont dupliqué le modèle militaro-industriel de la manufacture, à savoir travailler tous au même endroit dans une tour bien verticale, au même moment, à faire la même chose. Ce qui est indispensable sur une chaîne de production de voitures l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de faire travailler des neurones assistés par un puissant portable, surtout depuis le développement de l’IA.

Quelles prochaines réformes importantes pourraient voir le jour dans un futur proche ?

Les prévisions sont toujours difficiles, surtout quand elles concernent un pays en plein happening politique. Pour l’année à venir, peu de réformes législatives arriveront à terme. Mais la jurisprudence, elle, ne s’arrête jamais.

D’abord avec l’arrêt d’Assemblée plénière du 22/12/2023 sur la preuve illicite ou déloyale, qui est très importante pour les salariés comme pour les entreprises.

Mais attention, ne donnons pas à cet arrêt la portée qu’il n’a pas en clamant que, désormais, les preuves illicites ou d’une façon déloyale obtenues seront reçues en justice. Le principe demeure l’irrecevabilité. À charge pour celui qui la détient de démontrer qu’elles sont absolument indispensables au succès de sa prétention, et qu’il ne peut disposer d’aucune autre. S’agissant par exemple des entretiens de sanction ou de licenciement, le salarié peut se faire assister par un membre du personnel : cette présence rend alors irrecevable une preuve illicite ou déloyale.

Ensuite, un arrêt est à surveiller de près : le 21/01/2025, la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendra son arrêt sur le harcèlement managérial, faisant suite aux faits de suicides chez France Telecom en 2008/2009. La Cour de Paris avait condamné le PDG de ce groupe de 110 000 collaborateurs à un an de prison avec sursis et 15 000 € d’amende pour « harcèlement moral institutionnel, qui a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement  ». Ce sont des formules inconnues du Code pénal, visant par ailleurs le PDG, et non les cadres de proximité souvent « bénéficiaires » d’une délégation de pouvoirs, ayant il est vrai souvent l’impression de servir de lampistes.

Notons enfin que cette procédure a eu un impact médiatique exceptionnel : dans notre monde de la réputation, l’effet « name and shame » du procès de ce très haut dirigeant se révèlera sans doute plus important et plus dissuasif que l’éventuelle sanction pénale à venir.