Télétravail à 100 % : « Un risque d’externalisation de la relation de travail » (A. Petitjean, Alpha)
Par Fabien Claire | Le | Qvct et santé
« Nous commençons à avoir une visibilité sur l’évolution qualitative des accords télétravail signés dans les entreprises depuis le début de la crise (…). Certaines entreprises ont décidé d’ouvrir largement la porte au télétravail, tout en l’encadrant et en le limitant (deux ou trois jours de télétravail par semaine). D’autres entreprises, en moindre proportion, ont décidé de renverser leur organisation du travail en signant des accords incitatifs. Ces accords vont plus loin dans le nombre de jours de télétravail accordés et définissent les moyens à donner aux salariés pour travailler à distance », déclare Alain Petitjean, directeur du centre Études & Prospective du Groupe ALPHA, dans un entretien accordé à CSE Matin.
« Le travail en 100 % distanciel présente notamment un risque : il pourrait inciter les entreprises à pousser encore plus loin la logique de mise à distance, et à externaliser complètement la relation de travail. Le télétravailleur ne serait alors plus salarié de l’entreprise, mais un de ses sous-traitants à temps plein. Il existe aujourd’hui dans nos sociétés un mouvement de marchandisation du travail, du type travail payé à la tâche, qui se développe au travers, notamment, du modèle des plateformes numériques. »
« Les industries les plus créatives formulent des critiques fondées à l’égard du télétravail massif. Ces industries fonctionnent sur la créativité collective, qui n’est optimale que lorsque les équipes travaillent ensemble sur un même lieu. Cela vaut pour les temps créatifs dans d’autres fonctions, qui, de notre point de vue, doivent être sécurisés. »
Alain Petitjean, Directeur du Centre Études & Prospective du Groupe Alpha, répond à News Tank
Quelles sont les missions du centre Études & Prospective (CEP) du Groupe ALPHA que vous dirigez ?
Le CEP mène un travail de veille macroéconomique, attentive aux signaux d’inflexion de l’activité, et de réflexion prospective sur les transformations sectorielles, aussi bien à l’échelle française qu’européenne. Par ailleurs, nous travaillons sur les mécanismes d’ajustement du marché de l’emploi :
- Retour à l’emploi ;
- Formation professionnelle ;
- Formation initiale et continue ;
- Retraite ;
- Intégration des jeunes dans l’emploi.
Enfin, le CEP travaille sur tout ce qui concerne le contenu et l’organisation du travail, notamment le dialogue social et l’organisation collective du travail. Sur chacun de ces champs, le CEP analyse la situation actuelle, mais réfléchit aussi au devenir et aux perspectives de ces différentes dimensions du travail dans le cadre de sa mission de prospective.
Vous avez effectué un important travail d’analyse des accords de télétravail, qui se sont multipliés récemment dans le contexte de crise sanitaire. Quels en sont les enseignements ?
Les accords télétravail d’avant crise étaient restrictifs
Nous avons analysé les accords télétravail avant 2020, c’est-à-dire avant le début de la crise sanitaire. Le premier constat a été que l’immense majorité de ces accords étaient restrictifs. Ils limitaient le télétravail en même temps qu’ils l’autorisaient, avec un objectif principal : permettre un minimum de télétravail, mais encadrer et limiter strictement cette pratique. Il s’agissait d’accords signés plutôt à reculons, autant par les directions que par les partenaires sociaux. Par ailleurs, ces accords ne définissaient pas de contreparties pour les salariés en télétravail, considérant le travail à distance comme un droit exceptionnel que l’on accordait aux salariés.
Comment le contenu des accords de télétravail a-t-il évolué avec la crise sanitaire ?
Nous commençons à avoir une visibilité sur l’évolution qualitative des accords télétravail signés dans les entreprises depuis le début de la crise. Je ne parle pas des accords d’urgence qui ont mis en place un régime d’exception dû aux confinements, mais des accords qui ont inscrit le télétravail comme organisation durable et normale de l’entreprise, comme le stipule l’accord télétravail signé à la Société Générale en janvier 2021.
Certaines entreprises ont décidé d’ouvrir largement la porte au télétravail, tout en l’encadrant et en le limitant (deux ou trois jours de télétravail par semaine). D’autres entreprises, en moindre proportion, ont décidé de renverser leur organisation du travail en signant des accords incitatifs. Ces accords vont plus loin dans le nombre de jours de télétravail accordés et définissent les moyens à donner aux salariés pour travailler à distance.
Ce renversement de l’organisation de certaines entreprises, vers un travail essentiellement effectué à distance, ne présente-t-il pas un risque ?
Aujourd’hui, dans les accords signés, le télétravail n’est pas imposé aux salariés qui gardent la possibilité de se rendre dans les locaux de leur entreprise s’ils le souhaitent. Mais on pourrait craindre à l’avenir que certaines entreprises ne décident d’imposer ce mode de travail à leurs salariés dans le cadre d’accords contraignants. Dans ce cadre, on peut se poser la question de l’accompagnement que l’entreprise assurerait auprès de ses salariés, et des frais pris en charge.
Lorsque vous allez travailler, c’est votre employeur qui paie le loyer, l’électricité, le chauffage, le téléphone. Mais quel niveau de prise en charge l’entreprise doit-elle assurer dans le cas d’un salarié qui travaille chez lui ? C’est une question que les entreprises devront de plus en plus se poser.
Il existe aujourd’hui un mouvement de marchandisation du travail
Le travail en 100 % distanciel présente un autre risque : il pourrait inciter les entreprises à pousser encore plus loin la logique de mise à distance, et à externaliser complètement la relation de travail. Le télétravailleur ne serait alors plus salarié de l’entreprise, mais un de ses sous-traitants à temps plein. Il existe aujourd’hui dans nos sociétés un mouvement de marchandisation du travail, du type travail payé à la tâche, qui se développe au travers, notamment, du modèle des plateformes numériques. C’est un réel risque, même si nous rappelons que le télétravail est aussi un instrument de QVT et de meilleur équilibre entre vie privée et professionnelle.
Quels ont été, selon vos études, les impacts du développement massif du télétravail pour les entreprises ?
Nous avons mené des entretiens qualitatifs avec des syndicalistes et des DRH ayant signé des accords télétravail dans leur entreprise au cours des 6 derniers mois. Ils nous disent trois choses positives concernant le télétravail :
- La productivité a progressé :
- Les logiciels dont disposaient les entreprises avant la pandémie ont fonctionné à distance, même dans les entreprises manipulant des données sensibles ou confidentielles ;
- Le salarié qui travaille volontairement à distance est souvent plus concentré ;
- Le temps de transport a disparu, et beaucoup de salariés remplacent ce temps de transport par du temps de travail. On a, par exemple, observé que beaucoup d’employés profitent du télétravail pour commencer plus tôt leur journée. On peut donc présumer que le temps de travail a légèrement augmenté, tout comme le temps de loisir d’ailleurs, avec l’absence de temps de transport.
- L’absentéisme a diminué car on peut télétravailler lorsqu’on est légèrement malade. Ce « micro-absentéisme » a souvent diminué de 2 %, ce qui est énorme sur une masse salariale ;
- Les tensions entre collaborateurs ont diminué, la distance limitant les irritations. Cela va à rebours de la vision fantasmée du collectif de travail, qui voit dans la réunion physique entre salariés une source de résolution de problèmes et d’entente générale entre chacun d’entre eux.
Quels sont les secteurs d’activité dans lesquels les impacts positifs du télétravail, notamment la hausse de productivité, sont plus limités ?
Sécuriser les temps créatifs dans les entreprises
Les industries les plus créatives formulent des critiques fondées à l’égard du télétravail massif. Ces industries fonctionnent sur la créativité collective, qui n’est optimale que lorsque les équipes travaillent ensemble sur un même lieu. Cela vaut pour les temps créatifs dans d’autres fonctions, qui, de notre point de vue, doivent être sécurisés.
Dans les secteurs au sein desquels les process sont assimilés par les salariés et répétitifs, et au sein desquels chacun sait précisément ce qu’il doit faire et quand il doit le faire, le télétravail à temps complet pose beaucoup moins de problèmes et permet l’éclatement géographique des équipes.
On pourrait donc imaginer deux temporalités distinctes au sein des entreprises :
- Une temporalité pour les process bien établis avec, dans ce cas, un fort recours au distanciel car le présentiel ne présente pas d’intérêt, si ce n’est la préférence du salarié, C’est la raison pour laquelle le télétravail doit se faire sur la base du volontariat ;
- Une temporalité pour les processus créatifs, avec des plages de présentiel requises. La présence physique d’un collectif organisée dans un seul et même lieu favorise cette créativité.