Malversations financières et corruption : quel est le rôle des élus ? (colloque Technologia)
Par Agnès Redon | Le | Mandats
La loi Waserman de 2022 vise à protéger les lanceurs d’alerte salariés qui dénoncent des malversations financières, ou toutes formes de harcèlements moral et sexuel. Quel rôle peuvent jouer les élus et les organisations syndicales dans l’assistance et la protection des lanceurs d’alerte ?
Le sujet a été abordé lors du colloque organisé à Paris le 7 décembre 2022 par le Groupe Technologia, un cabinet spécialisé en évaluation et en prévention des risques.
Le cadre légal pour la protection des lanceurs d’alerte
Le salarié doit alerter son employeur s’il estime, de bonne foi, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement, d’après le site Internet du ministère de l’Intérieur.
Si ce salarié est un membre du CSE, des dispositions particulières s’appliquent :
Le représentant du personnel au CSE qui constate, notamment par l’intermédiaire d’un travailleur, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un risque grave pour la santé publique ou l’environnement en alerte immédiatement l’employeur.
L’alerte est consignée par écrit sur un registre spécial dont les pages sont numérotées. Cette alerte est datée et signée. Le registre spécial est tenu, sous la responsabilité de l’employeur, à la disposition des représentants du personnel au CSE.
L’alerte indique les informations suivantes :
- La nature du risque grave sur la santé publique ou l’environnement ;
- Les conséquences potentielles pour la santé publique ou l’environnement ;
- Toute autre information utile à l’appréciation de l’alerte consignée.
L’employeur examine la situation conjointement avec le représentant du personnel au CSE qui lui a transmis l’alerte et l’informe de la suite réservée à celle-ci.
La Loi Waserman
Cette loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte prévoit notamment :
- Une définition des lanceurs d’alerte plus large
Est reconnue comme lanceur d’alerte la personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation du droit international ou de l’Union européenne, de la loi ou du règlement.
Jusqu’ici le lanceur d’alerte devait agir « de manière désintéressée ». Cette notion ambiguë est remplacée par une absence de contrepartie financière.
- Un nouveau statut pour l’entourage des lanceurs d’alerte
Le texte étend certaines protections offertes aux lanceurs d’alerte, notamment la protection contre les représailles, aux personnes physiques et aux personnes morales à but non lucratif (syndicats et associations) qui sont en lien avec le lanceur d’alerte.
- Les canaux de signalement simplifiés
La loi prévoit que désormais le lanceur d’alerte pourra choisir entre le signalement interne et le signalement externe à l’autorité compétente, au Défenseur des droits, à la justice ou à un organe européen.
- Des mesures de protection renforcées
Pour faciliter les alertes, la loi renforce les garanties de confidentialité qui entourent un signalement et complète la liste des représailles interdites (intimidation, atteinte à la réputation notamment sur les réseaux sociaux, orientation abusive vers des soins, inscription sur une liste noire…).
L’amende civile encourue en cas de procédure « bâillon » contre un lanceur d’alerte est portée à 60 000 euros.
Nadia Mordelet, administratrice de Anticor, une association de lutte contre la corruption qui milite pour rétablir l’éthique en politique, estime que, depuis 2002, le cadre législatif s’est amélioré concernant les lanceurs d’alerte, notamment grâce à la loi Waserman.
Cependant, elle note certaines insuffisances dans la protection des lanceurs d’alerte :
« Lorsque nous recevons des lanceurs d’alerte, nous garantissons leur anonymat, nous les aidons à monter le dossier, à réunir des preuves, à qualifier l’affaire. Cependant, le processus n’est pas assez rapide : entre le moment où le lanceur d’alerte fait sa déclaration et le jugement, il peut s’écouler des mois voire des années. Le lanceur d’alerte n’est pas assez protégé pour qu’il puisse poursuivre correctement sa vie. En effet, la mise en œuvre de la protection doit intervenir le plus vite possible.
Concernant la gestion des alertes, nous souhaitons que ce soit contrôlé si c’est utilisé à mauvais escient. Une déclaration interne ne doit jamais donner lieu à des représailles. Globalement, nous souhaitons une simplification du texte, qui donne encore lieu à trop d’interprétations.
Par ailleurs, notre association, qui joue le rôle de lanceur d’alerte, est souvent attaquée en diffamation, par des menaces ou des violences. Nous souhaitons que notre association bénéficie des mêmes protections que les lanceurs d’alerte. »
Les modes d’action recommandés
Se tourner vers des canaux extérieurs
Christelle Mazza, avocat aux Barreaux de Paris et Marseille, défenseur des lanceurs d’alerte du public, fait le point sur les dispositifs existants :
- « Les dispositifs sur les lanceurs d’alerte mais aussi les violences et le harcèlement au travail se terminent souvent par des enquêtes à charge. C’est pourquoi je conseille aux lanceurs d’alerte de se tourner vers des canaux extérieurs, comme le Parquet, voire vers les autorités indépendantes, depuis la Loi Waserman.
- S’il y a peu d’affaires révélées dans l’administration, c’est en raison de l’autocensure des fonctionnaires, que j’appelle “l’emprise de la fonction”. En effet, dans la justice ou à l’hôpital, le système tient grâce aux fonctions, qui sont des vocations. Ces personnes, qui se sacrifient parfois au service de leur travail, ne parlent pas facilement. Il est en effet moins compliqué de faire un procès à France Telecom, quand il s’agit de téléphones, que de dénoncer un système à l’hôpital public. »
Pour les fonctionnaires, Christelle Mazza leur recommande de :
- Se tourner vers la Cour des comptes, dont il faut se saisir en cas de corruption. En effet, la Cour des comptes a ouvert une plateforme de signalement anonyme ;
- Créer des collectifs médiatico-juridiques, afin de s’entourer.
Ne pas rester isolé
Pour Eric Bertin, directeur de mission chez Technologia expertises financières, le collectif est fondamental pour le lanceur d’alerte.
« Il est d’abord seul et peut tout perdre. Pour éviter de prendre un chemin individuel trop sacrificiel, le CSE a un rôle très important à jouer à travers son droit d’alerte. Sortir du périmètre interne à l’entreprise est un exercice sensible. »
CSE et droit d’alerte : retour d’expérience
Anne de Haro, lanceuse d’alerte chez Wolters Kluwer et administratrice Ugict-CGT, raconte comment le comité d’entreprise s’est saisi de l’alerte et les conséquences vécues au sein de l’entreprise :
- « En 2007, à l’occasion d’une fusion de toutes les sociétés du groupe Wolters Kluwer où j’étais juriste en droit social, nous avons réalisé que la réserve de participation, qui pouvait correspondre à 2 ou 3 mois de salaire par an, avait disparu. J’étais secrétaire du comité de groupe et aucune information sur les conséquences de la fusion n’avait été transmise au CE.
- Nous avons fini par saisir la justice, nous avons perdu au tribunal de grande instance mais nous avons gagné en appel à la cour de Versailles, qui a reconnu des manœuvres frauduleuses qui affectaient le calcul de la réserve de participation.
- La direction a immédiatement fait un pourvoi en cassation. »
Anne de Haro poursuit son témoignage :
- « Nous avons découvert dans l’arrêt que trois des magistrats étaient salariés de Wolters Kluwer, ce qui est normalement interdit [ndlr : pour éviter les conflits d’intérêts]. La semaine suivante, un journaliste du Canard Enchaîné nous a contacté pour travailler sur le sujet.
- Avec des délégués du personnel, nous avons consulté le registre du personnel et nous y avons effectivement trouvé ces magistrats de la Cour de cassation, consignés en qualité de salariés.
- Pour recouper l’information, j’ai retrouvé ces mêmes noms dans la liste des salariés bénéficiaires de chèques cadeaux de Noël. Je suis allée à la rencontre de ces magistrats : non seulement ils ont assumé leur statut de salarié de Wolters Kluwer, mais ils ne voyaient pas où était le problème. »
La suite de son témoignage est tout aussi troublante :
- « L’inspection du travail a finalement aidé l’employeur à me licencier pour faute grave en juin 2018. J’ai eu 2h30 pour quitter l’entreprise où je travaillais depuis 24 ans.
- Avec l’avocat du CE, le Syndicat national des journalistes (SNJ) et la CFDT, nous avons décidé de saisir le Conseil supérieur de la magistrature pour faire passer ces trois magistrats devant un conseil de discipline.
- Ce conseil a convenu qu’il y avait eu des “manquements”. Néanmoins, ces manquements ne constituaient pas une faute grave. »
« Il faut redonner au CSE une de ses ambitions initiales, qui est de questionner les comptes et les choix financiers de l’entreprise », estime Anne de Haro.