« Les turbulences de l’économie : un coup dur pour les entreprises » (Alice Rustique, Groupe Alpha)
Par Agnès Redon | Le | Accords d’entreprise
« Les entreprises font face à une conjoncture morose qui fragilise leur santé économique et réduit leurs marges de manœuvre pour augmenter les salaires », indique Alice Rustique, chargée d’études en macroéconomie et marché du travail du Groupe Alpha, à l’occasion de la publication de la « Note de conjoncture d’octobre 2024 : L’économie mondiale tient bon, malgré des tensions géopolitiques et commerciales accrues », réalisée par le Pôle Études & Prospective du Centre Études & Data du Groupe Alpha.
Quels sont les principaux enseignements de votre note de conjoncture ?
La situation macroéconomique est dégradée
Plusieurs éléments montrent que l’environnement économique n’est actuellement pas favorable aux entreprises.
- Au niveau mondial, les tensions géopolitiques et commerciales accrues entre les États-Unis et la Chine, qui, quel que soit le vainqueur de l’élection américaine, ne devraient pas s’atténuer à l’avenir, entraînent une distorsion des relations commerciales de l’Europe et de la France. En effet, les mesures américaines de restrictions commerciales envers la Chine accentuent la forte augmentation de la part des biens chinois dans les importations de l’UE (passant de 18,9 % en 2018 à 21,4 % au S2 2023), déstabilisant certaines filières, notamment celles liées à la transition énergétique et à l’automobile, souffrant d’une concurrence déloyale de la Chine.
- En zone euro, la situation devient inquiétante pour l’Allemagne et son industrie, mais l’activité résiste dans les pays du Sud de l’Europe, comme l’Espagne et l’Italie. Dans ce contexte, les entreprises européennes devront avancer à contre-courant, en s’orientant si possible vers les marchés expansifs d’Europe du Sud pour limiter les effets de la baisse de la demande des autres pays européens.
La hausse légère et récente du pouvoir d’achat ne compense pas les pertes historiques subies par les salariés depuis 2021
En France, la situation n’est guère plus réjouissante. La consommation a du mal à redémarrer. Les volumes alimentaires consommés n’ont toujours pas retrouvé leur niveau prépandémique et continuent de diminuer. En effet, la hausse légère et récente du pouvoir d’achat ne compense pas les pertes historiques subies par les salariés depuis 2021, ce qui freine le retour de la consommation. De plus, le taux d’épargne des ménages reste à un niveau très élevé (17,9 % en 2024, contre 14,6 % en 2019), notamment le taux d’épargne financière (actions, Sicav, obligations, assurance vie…), qui dépasse de quatre points son niveau structurel. Cette préférence pour l’épargne s’explique par l’incertitude, par les craintes de hausse d’impôts, mais aussi par un calcul rationnel lié à la montée des taux et aux meilleurs rendements associés. Ce recours à l’épargne devrait durer selon la Banque de France, en dépit de la baisse des taux, retardant ainsi l’accélération attendue de la consommation.
Dans ce contexte, les carnets de commande des entreprises se remplissent de moins en moins vite et leurs marges diminuent. Malgré la baisse des taux, l’investissement des entreprises recule et les défaillances augmentent, en particulier dans les grandes entreprises, où l’impact économique et social est plus élevé que dans les petites entreprises (emplois directs et indirects, capital économique et immatériel). Finalement, la situation macroéconomique est dégradée.
Quels sont les impacts sur le marché du travail ?
Sur le marché du travail, avec retard sur la baisse de l’activité économique, le taux de chômage a légèrement augmenté. En effet, après avoir atteint un niveau historiquement faible (7,1 % en 2022), il est remonté à 7,5 % fin 2023. Il s’établit autour de 7,3 % mi-2024.
D’après la Banque de France, ce taux devrait continuer à augmenter en 2025, à 7,6 %, parallèlement au relâchement des difficultés de recrutement. Cependant, comme ces prévisions ont été effectuées avant le vote du budget, nous pensons que, si celui-ci est voté tel quel, la hausse du chômage en 2025 sera plus importante que celle estimée par la Banque de France.
Après un ralentissement des créations d’emplois en 2024, l’emploi devrait diminuer en 2025. Comment analysez-vous cette baisse ?
En effet, depuis trois ans, les créations d’emplois ralentissent. Après 113 000 créations nettes d’emplois en 2024, la Banque de France table sur des destructions nettes de -13 000 emplois en 2025.
Or, quand l’emploi diminue et que le chômage augmente, les organisations syndicales dans les entreprises ont moins d’éléments macroéconomiques sur lesquels s’appuyer pour revendiquer des hausses de salaires (relâchement des tensions sur l’emploi et des difficultés de recrutement, etc.). Cela contraint leurs marges de manœuvre.
Pourquoi la récente hausse du pouvoir d’achat ne compense-t-elle pas les pertes subies par les salariés entre 2021 et 2023 ?
La décrue de l’inflation ne signifie pas que les prix baissent
De 2019 à mi-2024, en moyenne, le pouvoir d’achat des salariés du privé a diminué de quatre points de pourcentage. En prenant 25 ans de recul, il s’agit d’une baisse historique du pouvoir d’achat. Depuis début 2024, la croissance des salaires a légèrement dépassé celle des prix, ce qui ramène le pouvoir d’achat des salariés en territoire positif, mais reste insuffisant pour compenser les pertes passées et relancer la consommation. En effet, si l’inflation est actuellement à 1,2 % en glissement annuel, le niveau des prix, lui, n’a cessé d’augmenter depuis 2021.
Or, c’est aussi le niveau des prix qui détermine le pouvoir d’achat. La décrue de l’inflation ne signifie pas que les prix baissent : ils augmentent, mais à un rythme plus lent. Finalement, tant que les prix n’auront pas diminué, que les salaires n’auront pas significativement augmenté et que la confiance ne sera pas revenue, la consommation ne pourra réellement redémarrer.
Cependant, cette hausse significative des salaires n’est pas prévue à court terme. Les entreprises font face à une conjoncture morose, qui fragilise leur santé économique et réduit leurs marges de manœuvre pour augmenter les salaires. Ainsi, même si l’inflation baisse, la fenêtre d’opportunité pour rééquilibrer le partage de la valeur ajoutée en faveur des salariés se referme.
Or, après un pouvoir d’achat négatif sur les trois dernières années, les attentes sociales sont fortes. Une des façons, pour les entreprises, d’y répondre sans amputer leur développement serait de réduire la part de la valeur ajoutée qui revient aux actionnaires, laquelle se situe sur un plateau haut depuis dix ans.