Julien Sportès (Tandem expertise) : « Vie simplifiée des entreprises : une attaque du dialogue social »
Par Agnès Redon | Le | Accords d’entreprise
Julien Sportès, président de Tandem expertise, cabinet de conseil auprès des élus du CSE, dénonce une régression du dialogue social avec le rapport parlementaire « Rendre des heures aux Français » remis le 15 février 2024 à Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances.
« Une nouvelle attaque en règle du dialogue social avec la hausse des seuils du CSE ». C’est ainsi que Julien Sportès, Président de Tandem expertise, perçoit certaines préconisations intégrées dans le rapport parlementaire « Rendre des heures aux Français » remis au Gouvernement.
Ce document de travail, remis à Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, le 15 février 2024, alimente « le chantier de la simplification », lancé le 15 novembre 2023, qui« vise à rompre avec l’inflation normative et avec la complexité qui étouffent les chefs d’entreprises ».
Il pourrait servir de base au projet de loi sur la simplification qui sera présenté au printemps 2024.
Parmi les 14 solutions avancées « pour simplifier la vie des entreprises » dans le rapport parlementaire figurent des mesures touchant les CSE.
Les points irritants dans le rapport selon Tandem expertise
Le rapport parlementaire « Rendre des heures aux Français » a été élaboré par :
• Louis Margueritte, député Renaissance de la 5e circonscription de Saône-et-Loire ;
• Alexis Izard, député Renaissance de la 3e circonscription de l’Essonne ;
• Philippe Bolo, député Modem de la 7e circonscription de Maine-et-Loire ;
• Anne-Cécile Violland, députée Horizons de la 5e circonscription de Haute-Savoie ;
• Nadège Havet, sénatrice RDPI du Finistère.
Parmi les propositions figurent des avantages et obligations qui pourraient être relevées d’un seuil :
• De 11 à 50 salariés : contrôle Urssaf limité à 3 mois et versement des cotisations sociales trimestriellement.
• Suppression de l’obligation de la BDESE.
• De 50 à 250 salariés : Obligation d’établir la BDESE, CSE renforcé (personnalité juridique et consultations obligatoires), Établissement d’un règlement intérieur, Dispositif de lanceur d’alerte.
• À défaut, des seuils intermédiaires de 20 et 100 salariés pourraient également être créés en lieu et place des seuils à 11 et 49 actuels.
• Les délais de recours prud’homaux fondés sur la rupture du contrat de travail réduits de 12 à 6 mois.
Julien Sportès, Président de Tandem expertise, précise la portée de critiques adressées à l’encontre de certaines mesures de ce rapport.
Vous avez lancé une pétition contre le rapport parlementaire. En quoi les propositions de ce rapport constituent-elles de votre point de vue « une nouvelle attaque en règle du dialogue social » ?
Le dialogue social a déjà été largement entamé par les ordonnances Macron. En effet, la fusion des instances a fait beaucoup de mal aux représentants du personnel mais aussi aux employeurs dans une certaine mesure, notamment dans la manière de traiter la santé et la sécurité au travail.
Ce rapport parlementaire propose d’abimer encore davantage le dialogue social des TPE et des PME. Alors que c’est justement dans ces types d’entreprises que les besoins sont les plus importants.
Il n’y a qu’à regarder le fonctionnement des CSE des entreprises de moins de 50 salariés dans lesquelles le dialogue social est particulièrement difficile, faute de moyens pour les représentants du personnel.
Plus précisément, quelles mesures dénoncez-vous dans ce rapport ?
Il est très regrettable que ces mesures soient reprises de la CPME.
Certaines démarches administratives sont chronophages et complexes pour des TPE-PME. Cependant, la mesure de relèvement des seuils des CSE est présentée comme un moyen de lever les freins à la croissance des entreprises, sans aucune étude préalable à l’appui. Or, les seuils pour les CSE ne sont pas une mesure administrative. De nombreux CSE peuvent être touchés dans le fonctionnement du dialogue social.
En effet, le rapport propose de rehausser les seuils de mise en place des CSE, notamment les CSE disposant d’attributions économiques renforcées en faisant passer le seuil des effectifs de 50 à 250 salariés.
Ces conclusions se rapprochent fortement d’un rapport récent établi par la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) aux revendications similaires. Il est regrettable que ces mesures soient reprises.
Pourquoi la hausse de ce seuil vous semble-t-elle dommageable pour le dialogue social ?
La hausse de ce seuil conduirait à supprimer l’octroi de la subvention de fonctionnement pour ses attributions économiques et professionnelles dans de très nombreux CSE.
Sans subvention de fonctionnement, les élus ne pourront plus :
- Se former pour les formations économiques prises en charge par les CSE ;
- Avoir recours aux avocats et conseils juridiques pour se défendre devant les tribunaux ;
- Avoir recours à l’expert-comptable, pourtant obligatoire pour les CSE dont les ressources dépassent 153 000 € ;
- Se déplacer pour les réunions de travail des commissions ;
- Communiquer auprès des salariés ;
- Avoir recours à des expertises libres.
Par ailleurs, les CSE de moins de 250 salariés se trouveraient privés des :
- Consultations récurrentes essentielles pour saisir les enjeux économiques, sociaux, stratégiques et environnementaux de l’entreprise ;
- Consultations ponctuelles, et notamment celles portant sur les impacts sur la santé et les conditions de travail.
Fini également le recours à l’expert dans le cadre des situations de risque grave des salariés.
A votre avis, dans quelle mesure ces propositions réduisent-elles les moyens d’action du CSE ?
A travers ce rapport, il est simplement proposé :
- d’arrêter de délivrer les informations adéquates sur des projets importants,
- de transmettre des informations essentielles à la compréhension des aspects économiques, sociaux, stratégiques et environnementaux,
- de restreindre la capacité d’agir des CSE en matière de santé, sécurité et conditions de travail.
Sur ce dernier sujet, de nombreuses études ont mis en lumière les effets délétères de la fusion des instances sur le fonctionnement des représentants du personnel en matière de santé, sécurité et de conditions de travail.
Avec ces mesures, ce phénomène en sera démultiplié en restreignant fortement les possibilités du CSE d’agir sur la prévention des risques et la proposition de mesures d’améliorations des conditions de travail.
D’ailleurs, si l’on passe son temps à restreindre les moyens et les possibilités d’actions des élus sur ce sujet des conditions de travail, il ne faut pas s’étonner de la hausse des arrêts de travail.
Le rehaussement de seuil envisagé pour les entreprises de moins de 250 salariés sera donc très lourd de conséquences sur le fonctionnement de l’instance et sur les salariés. Le CSE ne servirait donc plus qu’aux activités sociales et culturelles (ASC).
Autre point que vous dénoncez, la fin préconisée de la BDESE (base de données économiques, sociales et environnementales) pour les TPE/PME…
La suppression de la BDESE constitue simplement une erreur manifeste.
Limiter l’accès à l’information est une très mauvaise idée : cela revient à supprimer la capacité à agir des représentants du personnel.
À l’échelle d’un pays, c’est comme si les citoyens n’avaient plus accès à l’information via les médias, qu’ils ne pouvaient plus réfléchir et agir autour de cette information. Il s’agit de démocratie sociale.
Si cette BDESE méritait d’être revue pour améliorer son exploitation par les élus du personnel, sa suppression au sein des TPE-PME constitue simplement une erreur manifeste d’interprétation sur son objet et intérêt : l’information nourrit la réflexion qui alimente l’action.
Comment imaginer des évolutions et des améliorations pour les seniors, de réduction des inégalités professionnelles, de lutte contre le harcèlement sexiste, de partage de la valeur ou encore une plus grande prise en compte des situations de handicap si les représentants du personnel ne sont plus en capacité d’émettre des propositions, faute de disposer des informations adéquates ?
Dans ce rapport, comment interprétez-vous la conception du dialogue social ?
Le CSE n’est pas une instance de communication de la direction.
Ce qui me heurte, c’est que le dialogue social est vu comme une simple contrainte administrative alors que c’est un levier de croissance et de développement pour les entreprises.
En effet, de nombreuses études montrent que les entreprises dans lesquelles les salariés ont de bonnes de conditions de travail sont les plus performantes.
Respecter le dialogue social, c’est respecter les salariés.
Avec ces mesures envisagées, le CSE est réduit à une chambre de recueil d’informations et d’enregistrement des décisions de l’employeur. Or ce n’est pas une instance de communication de la direction, mais un lieu de débat, d’échanges et de propositions sur le fonctionnement de l’entreprise et son avenir.
Il est aussi un lieu d’expression des dysfonctionnements et des tensions sociales que les employeurs seraient bien inspirés d’écouter plus fréquemment et plus attentivement. En effet, les sujets amenés par les élus visent in fine à améliorer l’entreprise et à garantir son développement.