« Pour parler retraites, parlons d’abord du travail » (débat CFDT)
Par Agnès Redon | Le | Syndicats
Sur fond de mobilisation syndicale contre le projet de réforme des retraites, la CFDT a organisé le 23 février 2023 une discussion entre syndicalistes et intellectuels sur le thème « Pour parler retraites, parlons d’abord du travail ». Les intervenants sont revenus sur la nécessaire amélioration des conditions de travail des salariés.
Les Français exposés à la « dégradation de leurs conditions de travail »
Concernant l’évolution des conditions de travail, Dominique Méda, sociologue et Directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales, explique « qu’entre 1998 et 2005, l’intensification du travail a connu une pause mais elle a repris en 2005 pour aller vers une dégradation des conditions de travail ».
D’après une étude Eurofound menée auprès de 71 000 personnes issues de 36 pays en 2021 sur laquelle la sociologue s’appuie, les travailleurs français sont parmi « les plus exposés à la vulnérabilité des conditions de travail ».
« Par exemple, les Français sont ceux qui portent le plus de charges lourdes et qui ont le plus de postures difficiles et fatigantes. Rappelons que ce sont des critères de pénibilité qui ont été retirés en 2017. La moitié des personnes interrogées faisait part de sa souffrance au travail tandis que l’autre moitié affirmait ne pas vouloir faire le même métier jusqu’à 60 ans », souligne-t-elle.
Ces salariés sont ainsi soumis à :
- Plus de contraintes physiques et psychiques ;
- Plus de discriminations ;
- Plus de violence ;
- Moins de reconnaissance, d’après ses propres recherches menées avec Michel Wieviorka, sociologue, ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
« Par ailleurs, les Français ont le moins d’autonomie au travail et sont les moins consultés. Cet ensemble, très perturbant, montre qu’ils vivent une grande crise du travail », indique Dominique Méda.
Marylise Léon, Secrétaire générale adjointe de la CFDT, confirme cet état des lieux sur les conditions de travail avec « l’impact de la crise sanitaire Covid-19 ».
« Nous l’avons observé à la CFDT : la question de la dignité et du respect au travail est très fréquente. La crise sanitaire a beaucoup touché les femmes, ces travailleuses notamment de la seconde ligne. Elles ont une rémunération faible, ont commencé à travailler tôt et elles ont une carrière hachée. Ces femmes disent souvent qu’elles ne peuvent plus continuer dans ces conditions de travail insupportables. C’est pourquoi elles sont très nombreuses à rejoindre les cortèges des manifestations contre la réforme des retraites. »
« Nous avons un bon taux d’emploi des seniors de plus de 55 ans », remarque de son côté Olivier Mériaux, ancien directeur technique et scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.
« Avec cet indicateur, on pourrait se dire que le recul de l’âge légal à la retraite est une bonne chose pour améliorer encore le taux d’emploi des seniors. Mais cette progression mécanique du taux d’emploi des seniors est due au fait que les cadres partent plus tard. Les choses sont plus compliquées que cela. Sur les 800 000 personnes qui partent à la retraite chaque année, pour un quart d’entre eux, les plus précaires verront s’allonger leur sas de précarité, dans lequel ils ne seront ni en emploi ni au chômage ».
« Les entreprises s’acharnent à vouloir réduire le coût du travail »
Cette dégradation des conditions de travail s’explique notamment par « la vision du travail comme un coût », évoque Bruno Palier, politologue et Directeur de recherche au CNRS et à Sciences Po Paris.
- « Dans les années 70 et 80, en France comme dans d’autres pays d’Europe continentale, la retraite était un moyen de lutte contre le chômage.
- A la fin des années 70, on a estimé que le problème était le “coût du travail” et qu’il fallait réduire les cotisations sociales pour réduire le taux de chômage. Dans cette perspective, le vocabulaire a changé à dessein. Désormais, on parle moins de “cotisations sociales” mais de “charges sociales”.
- C’est ainsi qu’en 1995, le plan quinquennal pour l’emploi est devenu le premier plan d’ampleur de réduction des cotisations sociales. Depuis, on ne va cesser d’exonérer les employeurs de payer des cotisations sociales.
- Pendant 30 ans, toutes ces politiques ont cherché à “réduire le coût du travail”, avec une efficacité toute relative pour l’emploi. D’ailleurs, comme ce “coût du travail” est considéré par les entreprises comme la cause d’un manque de compétitivité, elles vont s’acharner à essayer de faire baisser leurs coûts de production. »
Pour ce faire, les entreprises développent 4 grandes stratégies de production, selon Bruno Palier :
- La délocalisation ;
- La sous-traitance, rendue la moins chère possible par les politiques publiques ;
- La mise à l’écart de ceux qu’on considère comme les plus coûteux, à savoir les seniors, notamment par le biais des ruptures conventionnelles collectives ;
- Le travail sous une pression maximale pour les salariés restants, notamment par des méthodes de Lean management.
« Globalement, j’appelle cela la stratégie du low cost. On ne cherche ni à changer de production ni à changer la nature des services mais uniquement à faire à moindre coût. Tout cela tire l’économie française vers le bas », résume Bruno Palier.
« En effet, ces entreprises cherchent à entrer en concurrence avec des pays qui n’ont pas notre système de protection sociale, ce qui est une aberration. Si les entreprises tiennent à être compétitives par rapport à des pays qui n’ont pas de protection sociale, dans ce cas, supprimons carrément les droits à la retraite ! », ironise le politologue.
A la place, les entreprises auraient plutôt intérêt à « miser sur la qualité des services et des produits, et ainsi, la qualification des emplois ».
« Pour une réforme équitable et non seulement fondée sur l’équilibre financier »
Selon Yvan Ricordeau, Secrétaire national de la CFDT en charge des retraites, pour que la réforme des retraites soit « acceptable, il faut qu’elle soit équitable ».
« En choisissant de reporter l’âge de la retraite à 64 ans, le gouvernement n’envoie la facture qu’aux travailleurs qui ont déjà payé le plus lourd tribut ces dernières décennies. Par nature, un système de protection sociale doit corriger les inégalités, d’abord dans les carrières puis dans le système des retraites. C’est tout ce que nous poussons sur la question de la pénibilité, des basses pensions, des carrières hachées et sur l’égalité femmes-hommes. Nous n’avons eu de cesse de dénoncer une réforme qui ne se fonde que sur des tableaux d’équilibre financier. »