Dialogue social

Maureen Kearney (ex CFDT) : « Le soutien sans faille de la CFDT m’a aidée à traverser ces épreuves »

Par Agnès Redon | Le | Syndicats

Le 17 décembre 2012, Maureen Kearney est retrouvée ligotée à une chaise dans son salon, la lettre A scarifiée sur le ventre, le manche d’un couteau enfoncé dans son vagin.
Cette agression est-elle liée à son engagement syndical dans le groupe Areva (NDLR : devenu Orano en 2018) ?
Engagée à la CFDT, Maureen Kearney était secrétaire générale du comité de groupe européen chez Areva jusqu’en 2012 et a lancé l’alerte au sujet d’un contrat de transfert de technologies vers la Chine.
Son histoire portée au cinéma et incarnée par Isabelle Huppert sortira le 1er mars 2023.

Maureen Kearney, ex CFDT - © D.R.
Maureen Kearney, ex CFDT - © D.R.

Quel est votre parcours syndical ?

Depuis 1987, j’enseignais l’anglais aux techniciens et aux cadres chez Cogema, qui deviendra Areva en 2006. Il s’agissait de les former pour leur expatriation ou pour leurs réunions à l’étranger. Je nouais de très bonnes relations avec mes stagiaires.

A la fin des années 90, certains de mes stagiaires craquaient en cours. En m’entretenant avec eux, j’ai compris que leur poste allait être supprimé sans indemnités, ce qui m’a donné envie de les aider. Je suis allée voir des délégués syndicaux de la CFDT que je connaissais pour leur demander ce qu’ils prévoyaient de faire pour aider ces salariés en détresse. C’est ainsi qu’on m’a proposé de rejoindre l’organisation syndicale. 

Je suis rapidement devenue secrétaire du comité central d’entreprise et j’ai obtenu de la direction générale l’application d’un plan social concernant ces salariés injustement licenciés. Elle a ainsi mis en place un plan permettant d’accompagner la reconversion de 198 salariés et seuls 2 licenciements ont été prononcés. 

En 2004, je suis devenue secrétaire du comité de groupe européen. Quand on m’a suggéré de me présenter, je ne me sentais pas à la hauteur mais le fait de bénéficier de formations a permis de me rassurer et de me donner confiance en moi. Le dialogue social était bon entre les différentes organisations syndicales des pays européens et la direction générale d’Areva. Malgré les désaccords, tout se déroulait dans le respect. Des accords, notamment sur l’égalité professionnelle femmes/hommes ont été signés et c’est ainsi que nous avons pu mettre en place des programmes de sensibilisation des managers et une journée européenne de l’égalité, par exemple. Par ailleurs, nous avons également obtenu un accord important pour les salariés en situation de handicap. 

En 2011, Anne Lauvergeon, la présidente du directoire d’Areva, a été remerciée par Nicolas Sarkozy. Avec Luc Oursel, qui la remplace, nous ne nous entendions pas du tout. Les échanges étaient très tendus et j’estimais qu’une mauvaise relation entre la direction et moi-même ne pouvait rien donner de bon pour les salariés. J’ai annoncé à la DRH que je souhaitais arrêter mon mandat de secrétaire générale au comité de groupe européen et me consacrer à la formation à temps complet. Mais à chaque fois que je demandais des nouvelles, on me répondait que mon dossier était en cours et cela n’avançait jamais.

Peu de temps après, le comité de groupe européen a découvert un dossier dans lequel Areva par EDF proposait de transférer son savoir-faire à l’entreprise d’Etat chinoise China General Nuclear Power Corporation (CGNPC).

En tant que représentante du personnel, quelles conséquences de ce transfert redoutiez-vous ?

Luc Oursel a affirmé que rien n’avait été signé. Il niait tout en bloc

Avec ce contrat, nous allions perdre notre savoir-faire et de nombreux employés risquaient d’être licenciés, c’était une grande source d’inquiétude. Pour tenter d’éviter cette situation, j’ai contacté Bernard Cazeneuve et Jean-Marc Ayrault, qui étaient dans l’opposition à l’époque. Ils ont tous les deux demandé à François Fillon, Premier ministre, de mettre un terme aux discussions entre Areva et la CGNPC.

On m’a alors assuré que les négociations étaient arrêtées et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Malheureusement, en octobre 2012, Bernard Cazeneuve, devenu ministre des Affaires étrangères, m’a appris que les négociations étaient toujours en cours. J’ai alors convoqué une réunion du comité extraordinaire avec Luc Oursel qui a affirmé que rien n’avait été signé. Il niait tout en bloc. Cependant, quelques jours après, j’ai reçu la photo de la signature du contrat, des PDG d’Areva, d’EDF et de la CGNPC. En réaction, j’ai encore une fois convoqué un comité extraordinaire houleux durant lequel j’ai accusé Luc Oursel d’avoir menti. 

Comment avez-vous trouvé ces documents confidentiels ?

Par un lanceur d’alerte. Je recevais souvent des documents de la sorte, afin de m’alerter sur des situations risquées pour les salariés. A la suite de ce comité extraordinaire, nous avons convenu de porter l’affaire en pénal contre Luc Oursel pour délit d’entrave, s’il ne nous transmettait pas la copie du contrat sous huit jours. Il était furieux lorsqu’il a reçu ce courrier. J’ai été convoquée dans son bureau et il me hurlait dessus, me sommant de tout arrêter. Le 13 décembre 2012, le comité de groupe lui a envoyé une ultime mise en demeure pour le contraindre à transmettre le contrat. Suite à une nouvelle convocation violente dans son bureau, j’ai demandé à l’avocat du comité de groupe d’étudier une plainte pour harcèlement moral à l’encontre de Luc Oursel. Mon agression a eu lieu peu de temps après, soit le 17 décembre 2012. 

Avez-vous reçu des injonctions à vous taire avant l’agression ?

Plusieurs semaines avant l’agression, je recevais souvent des coups de fil anonymes de menaces. J’ai d’ailleurs fait écouter les messages vocaux laissés sur mon répondeur à mes collègues. A ce titre, j’ai encore une fois contacté Bernard Cazeneuve pour le prévenir de ce qui se passait chez Areva. Nous devions convenir d’un rendez-vous ce lundi matin au téléphone, mais nous n’avons pas pu le faire car c’est là que j’ai été violemment agressée. Un homme s’est introduit chez moi, m’a ligotée à une chaise dans mon salon. Il a scarifié sur mon ventre la lettre “A”, m’a violée avec le manche d’un couteau et m’a dit ensuite : « c’est le deuxième avertissement, il n’y en aura pas de troisième ».

Pourquoi avez-vous été accusée d’avoir fabulé sur votre agression ?

La CFDT a même payé mes frais d’avocat, et je n’aurais rien pu faire sans son aide

J’ai été placée en garde à vue pour “dénonciation de crime ou délit imaginaire”. En effet, les enquêteurs n’ont retrouvé aucun ADN autre que le mien, celui de mon mari et celui de la femme de ménage qui m’a retrouvée ligotée. Il n’y avait pas de preuve formelle et j’ai été suspectée d’avoir mis en scène ma propre agression.

Sous la pression, j’ai accepté de signer des faux aveux et je me suis rétractée rapidement après, pour continuer à plaider mon innocence. Il faut préciser que j’étais dans un état de choc et d’immense sidération après l’agression. Heureusement, mon entourage proche ainsi que la CFDT ont été un soutien sans faille pour traverser toutes ces épreuves. Le syndicat a même payé mes frais d’avocat, et je n’aurais rien pu faire sans son aide. J’ai finalement été relaxée en 2018 et pour l’heure, aucun auteur de l’agression n’a été identifié. D’ailleurs, tous les prélèvements ADN ont été égarés.

Depuis votre agression, avez-vous eu envie de poursuivre votre engagement syndical ?

Mon engagement syndical a pris une autre forme, en étant bénévole

J’ai quitté la CFDT après mon agression, je n’étais évidemment plus en mesure de m’engager dans ces activités, tant le traumatisme était grand. A ce jour, mon engagement a pris une autre forme, en étant bénévole dans une association aidant les femmes victimes de violences. Contrairement à certaines d’entre elles, j’ai eu la chance d’être très entourée de personnes bienveillantes et généreuses. Si je vais bien aujourd’hui, c’est grâce à elles.

Comment percevez-vous l’engagement syndical, plus de dix ans après l’agression ?

Les syndicats ont mauvaise presse en France

L’engagement syndical est essentiel pour le bien collectif et il est très important que les gens le comprennent. En effet, en Allemagne ou en Angleterre, il faut savoir que seules les personnes syndiquées peuvent profiter des accords signés. Les syndicats ont mauvaise presse en France et pourtant, les bénéfices des négociations sont pour tout le monde, syndiqué ou pas, ce qui est généreux et solidaire.

Qu’avez-vous pensé du film « La Syndicaliste », qui retrace votre histoire ?

Après l’agression, je suis restée figée dans la sidération et l’horreur pendant deux ou trois ans

Lorsque j’ai vu le film la première fois, il correspondait tellement à ce que j’avais vécu que je suis restée bouleversée pendant 15 jours. Il est particulièrement réaliste, notamment dans les réactions, la gestuelle et les émotions d’Isabelle Huppert, qui joue mon rôle. La seule différence que j’ai pu observer, c’est son dynamisme après l’agression. Dans la réalité, je suis restée figée dans la sidération et l’horreur pendant deux ou trois ans.