Marie-France Boutroue (ex-CGT) : « La qualité des négociateurs compte beaucoup dans le résultat »
Par Agnès Redon | Le | Syndicats
CSE, droits des salariés, syndicats, négociation collective… Marie-France Boutroue analyse les évolutions des mandats des représentants du personnel, l’égalité entre les femmes et les hommes dans le syndicalisme et sur ses méthodes de négociation collective.
A la retraite depuis 2014 mais avec la passion du dialogue social toujours chevillée au corps, Marie-France Boutroue, notamment ancienne conseillère confédérale CGT aux activités européennes et internationales, revient sur son parcours syndical et militant ponctué de nombreux mandats.
Dans un entretien accordé à CSE Matin, Marie-France Boutroue analyse :
- les évolutions des mandats des représentants du personnel,
- l’égalité entre les femmes et les hommes dans le syndicalisme,
- les méthodes de négociation collective.
Comment est née votre fibre syndicale ?
Dans mon enfance, j’étais très entourée et je me suis toujours intéressée aux autres. Mon certificat d’études obtenu, j’ai commencé à travailler comme vendeuse dans plusieurs domaines : distribution, boulangerie, poissonnerie, etc. Ces expériences variées vous obligent à prendre des initiatives et à vous informer.
J’ai ensuite intégré l’entreprise Avon [NDLR : fabrication de produits de beauté] en tant qu’intérimaire. Chaque jour, il fallait attendre de recevoir un document pour savoir si nous pouvions revenir au travail la semaine suivante.
Pour vous dire à quel point les intérimaires étaient peu considérés : un jour à l’usine, lorsqu’une machine a pris feu, nous sommes tous sortis en urgence, le DRH a fait l’appel de tous les salariés…sauf des intérimaires.
Par quels mandats avez-vous débuté ?
J’ai finalement été embauchée en CDI chez Avon, en passant de la chaîne à un poste d’opératrice de saisie. Comme j’avais beaucoup d’informations à disposition, les salariés se tournaient souvent vers moi.
Vers 1977, au moment des élections des délégués du personnel, la CGT m’a proposé de candidater, ce que j’ai accepté. Avon étant une entreprise d’origine américaine, les délégués du personnel n’étaient pas bien vus.
L’union syndicale de la CGT m’a repérée et sollicitée pour être secrétaire au bureau de l’union locale de l’Oise. Du fait de mon activité chez Avon, j’ai également été repérée par la Fédération des Industries Chimiques pour participer à la commission exécutive en charge de la Picardie.
Comment avez-vous évolué dans ce parcours ?
Ayant une forte fibre syndicale, la fédération m’a proposé en 1988 de devenir secrétaire fédérale des industries chimiques avec une activité nationale.
Je menais des négociations collectives dans la plasturgie qui représentait à l’époque 140 000 salariés, les laboratoires d’analyses médicales de 90 000 salariés, les officines et la répartition pharmaceutique.
Dans le même temps, j’avais 2 Régions à ma charge :
- le Centre,
- Alpes-Côte d’Azur.
Nous avions donc un maillage national pour les négociations collectives et territoriales pour les régions et les entreprises que je suivais, dont Shell, Total, des grosses entreprises de la plasturgie, L’Oréal ou Continental.
Je me déplaçais donc souvent pour rencontrer les militants, organiser des réunions avec eux lors des négociations, veiller à ce que chacun sache de quoi il parle et mener la permanence dans l’activité syndicale.
J’ai cumulé toutes ces activités jusqu’en 1997, l’année où la confédération m’a sollicitée pour renforcer le secteur lié aux garanties et aux négociations collectives.
A l’époque, j’étais chargée du suivi des 1 500 négociations collectives avec les fédérations et les syndicats. J’ai mené les négociations interprofessionnelles d’économie sociale et solidaire de l’année 2000 et celle des télécommunications avec la participation de 7 fédérations. Je leur ai fait bâtir une nouvelle convention collective en reprenant ce qu’il y avait de meilleur dans les 7 anciennes.
Vous avez également contribué à la négociation au niveau du Ministère du travail pour l’égalité femmes/hommes…
Après la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997, le Premier ministre Lionel Jospin a envoyé une lettre de mission à une députée du Nord pour négocier sur l’égalité femmes-hommes. La négociation s’est poursuivie avec le gouvernement jusqu’en 2000. C’est à ce moment que nous avons intégré une donnée qui n’existait pas encore, ce qui invisibilisait les femmes : les statistiques entre les femmes et les hommes.
La négociation pour l’égalité femmes - hommes était passionnante car nous ne partions de rien.
La négociation pour l’égalité entre les femmes et les hommes était passionnante car nous ne partions de rien. Il a fallu tout construire.
- Par exemple, au sujet de l’encadrement du travail de nuit des femmes, nous avions imaginé qu’une femme qui refusait le travail de nuit, notamment en raison du mode d’accueil de ses enfants, ne pouvait pas être licenciée.
- Nous avions également mis en place un système de navette et de taxi pour le travail de nuit pour que les salariés fatigués rentrent chez eux dans de bonnes conditions.
- Par ailleurs, les femmes de ménage et celles qui travaillent dans la restauration, qui commencent tôt ou qui finissent tard, n’étaient pas prises en compte dans le travail de nuit. En comptant le travail de nuit à partir de 21h au lieu de 22h et pour le matin à 6h au lieu de 5h, cela permettait aux salariés de nombreuses professions de bénéficier d’une prime de nuit.
En tant que femme syndicaliste dans un milieu particulièrement masculin, avez-eu des difficultés à vous imposer ?
En tant que femme, pour être prise au sérieux, il faut travailler davantage ses dossiers et savoir quoi répondre.
En tant que femme, pour être prise au sérieux, il faut travailler davantage ses dossiers que les hommes et savoir quoi répondre. Pour faire corps avec une délégation entièrement composée d’hommes et dont vous êtes la cheffe, j’ai dû m’imposer. Même si je n’ai pas été victime de harcèlement, certains voulaient me faire taire.
Comme j’avais remarqué que les hommes avaient plutôt tendance à me regarder plutôt que de m’écouter, quand je m’exprimais en réunion ou quand j’allais en délégation avec le patronat, je faisais en sorte de m’habiller strictement, sans jamais mettre de décolleté.
Depuis cette période, la CGT a fait de gros efforts pour atteindre la parité dans les congrès et dans les branches. La parité est importante : quand il n’y a qu’une seule femme, elle n’a pas voix au chapitre. Il en faut au moins deux dans une réunion.
Comment avez-vous pu articuler la négociation syndicale au niveau européen ?
C’est en 2003 que la CGT a adhéré à la Confédération européenne des syndicats. J’ai participé au congrès et la confédération m’a demandé de suivre les négociations dans les différentes commissions, par exemple, sur la durée du travail.
En interne, je réunissais le travail des 33 fédérations pour leur expliquer les négociations effectuées à l’échelle européenne. Je leur demandais également de voir avec leur propre fédération syndicale européenne pour présenter leurs propositions et leur réflexion au sein de la CGT. Ainsi, cela nous permettait de donner un avis commun au comité exécutif.
Au cours de vos différents mandats, quels ont été les moments forts de la négociation collective ?
Si je parle d’un moment marquant négatif de la négociation, elle s’est déroulée dans le domaine de la plasturgie. Au sujet des salaires, l’employeur m’avait rétorqué qu’il « n’allait pas pleurer sur la question des salariés au SMIC ». C’est une phrase qui marque les esprits, surtout venant de quelqu’un qui gagne très bien sa vie. Quand je voyais la réalité de ce que vivaient les salariés, comment peut-on dire de telles choses ?
Le moment plus positif de la négociation au cours de ma carrière est celui qui s’est déroulé dans le domaine des télécommunications. Nos propositions avaient été reprises par le patronat et signées par les organisations syndicales. Tous les nouveaux embauchés sans qualification étaient rémunérés au SMIC. Nous avions obtenu qu’après 6 mois d’ancienneté, ces personnes passaient à une qualification supérieure. Surtout pour cette convention collective, c’était passionnant de négocier ce point et de remporter une victoire. Même si ce n’était pas évident.
A votre avis, quels sont les principes d’une bonne négociation ?
Il faut se comprendre, s’apprécier, s’écouter et se former. C’est en ce sens que les négociations que j’ai menées et dont je suis la plus fière portent sur l’économie sociale et solidaire.
Il a fallu des allers-retours entre le groupe du dialogue social, la CGT, les fédérations et les syndicats avec un travail de terrain.
La qualité des négociateurs compte pour beaucoup dans le résultat des négociations.
Comment analysez-vous l’évolution des mandats d’élus du personnel ?
Nous avons baissé la garde sur nos droits.
Je constate qu’avec les ravages de la loi El Khomri [ndlr : loi nᵒ 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels], il y a une diminution du nombre de délégués du personnel et de leurs droits au sein des CSE.
C’est bien dommage car nous n’avons plus la même latitude pour rencontrer l’ensemble des salariés, moins de poids car nous disposons de moins de moyens pour nous former. Nous avons baissé la garde sur nos droits.
Un sous-traitant n’a pas la possibilité d’avoir le même sentiment d’appartenance à une entreprise qu’un salarié. En fait, la dégradation des droits des représentants du personnel est intrinsèquement liée à celle des droits des salariés.