Droits des salariés

Progression de l’absentéisme : une expression silencieuse du « ras-le-bol » (Hubert Landier)

Par Fabien Claire | Le | Réclamations

L’absentéisme, dans les entreprises françaises, aurait progressé de 24 % entre 2016 et 2020, selon l’étude sur l’absentéisme en 2020 menée par Gras Savoye Willis Towers Watson.

Cette progression concernerait notamment l’absentéisme de moins de trois mois (+ 9 % en nombres d’arrêts). Toutes les branches d’activité, toutes les tranches d’âge, toutes les tailles d’entreprises seraient (plus ou moins) concernées. Le phénomène serait donc général.

Une partie de cette progression peut être considérée comme un effet de la Covid. Une telle explication risque toutefois de se révéler trop courte et de servir de prétexte à l’inaction. Ce qui se trouve illustré, en effet, c’est une progression de la tendance au désengagement. Celui-ci peut être observé de longue date.

Et pourtant, les grandes entreprises semblent parfois se réfugier derrière un discours rassurant, mettant en avant un taux d’engagement toujours en progrès, une « image employeur » soigneusement travaillée, une appréciation flatteuse du « bien vivre » qu’elles offrent à leurs salariés, celui-ci étant calculé dans des conditions méthodologiques parfois douteuses, relevant parfois davantage de la communication que d’une démarche réellement scientifique.

En attendant, les résultats sont là, qui témoignent d’un écart croissant entre d’une part l’image que les directions générales se font de leur action et de ses résultats et d’autre part de ce que ressentent les salariés et dont témoigne leur comportement, à défaut de leurs possibilités d’expression. Le baby-foot dans le hall du siège social dissimule ainsi « ras-le-bol » et recherche d’une évasion par rapport au travail prescrit. Ce ras-le-bol, nonobstant l’intérêt accordé au métier pratiqué, s’explique par trois raisons complémentaires.

Une analyse de Hubert Landier pour CSE Matin.

Hubert Landier - © D.R.
Hubert Landier - © D.R.

L’autonomie individuelle bridée par l’organisation de l’entreprise

Les salariés, en quelques années, ont beaucoup changé.

Ils sont mieux informés, ils ont progressé en compétence et surtout en capacité d’initiative. Mais le cadre organisationnel de l’entreprise, lui, n’a pas changé, ou n’a pas changé aussi vite. Il demeure profondément taylorien et fondé sur l’idée qu’il y a ceux qui savent et ceux qui sont là pour exécuter ce qui leur est prescrit, conformément au contrat de louage de service.

Ceux qui pensent et ceux qui vissent, comme aime l’affirmer Hervé Sérieyx. Et cela donne lieu à des comportements, venant de « ceux qui savent », dont ceux-ci ne se rendent pas compte de leur impact pour ceux qui les subissent.

On en prendra un exemple récent : la mise en place du télétravail. Nombre d’accords ont été négociés, qui prévoient une possibilité de travail limitée à trois jours, deux jours, voire un jour seulement par semaine.

Pourquoi un, deux ou trois jours ?

Dans un même service, l’optimum souhaitable peut très bien être d’un jour pour l’un et de quatre et demi pour l’autre. Pourquoi ne pas laisser chacun choisir comme cela lui semble souhaitable, compte tenu de ses contraintes ou de ses souhaits personnels d’une part, des impératifs de l’action en commun de l’autre ? Pourquoi décider à sa place, comme s’il avait le niveau de maturité d’un enfant de cinq ans ?

Ceci débouche sur l’étagement des responsabilités. L’on entend fréquemment les salariés, confrontés à une décision à prendre, répondre à leur interlocuteur, « il faut que j’en parle à mon responsable ». Faut-il entendre par là qu’eux-mêmes se considèrent comme irresponsables ? Bien entendu, dans les milieux familiers du discours sur le « management », on parlera des bienfaits de l’ « empowerment ».

Cela, c’est ce qu’on dit. Mais ce que l’auditeur constate souvent sur le terrain, c’est que de nombreux salariés déclarent essayer de pratiquer leur métier « malgré la Direction ».

C’est peut-être parce qu’ils ne disposent pas de toutes les données de la situation. Et donc, par exemple, ils vont essayer de faire de la surqualité incompatible avec un prix de revient commercialement exploitable.

Mais ces données, a-t-on songé à les leur fournir autrement que d’une façon purement formelle, limitée et contrainte à l’occasion des réunions du CSE ?

Et cette absence d’information sur le « pourquoi » des choses et non pas seulement sur leur comment n’est-il pas une façon, pour ceux qui disposent du pouvoir de préserver celui-ci ?

N’y a-t-il pas, de leur part, méprise sur la capacité de compréhension de leurs collaborateurs ?

Que de fois l’on attend pour « communiquer une information stratégique » alors que tout le monde est déjà plus ou moins au courant… Ne saurait-on mieux manifester que l’avis des gens concernés ne compte pas ?

Quant à l’encadrement intermédiaire, il se trouve fréquemment dans une situation identique à celle de leurs « collaborateurs » (c’est comme cela qu’on dit). Leur comportement autoritariste, quand c’est le cas, n’est que la reproduction du comportement autoritariste à leur égard, venant de l’étage supérieur de la pyramide hiérarchique. Et ainsi de suite jusqu’au sommet de celle-ci.

Cet autoritarisme, toutefois, ne s’exprime pas directement : il prend le plus souvent la forme de règlements à observer, de prescriptions à respecter et de comptes rendus (chiffrés) à fournir, quelquefois quotidiennement. Quant au titulaire de l’autorité suprême sur l’entreprise, il se trouve lui-même obligé de rendre compte très régulièrement de son action aux opérateurs financiers desquels dépend le cours en bourse supposé mesurer la qualité de sa « gouvernance ».

Une absence de réponse précise au besoin de sens

D’une façon paradoxale, nombre de salariés affirment aimer leur métier, même s’ils sont à se plaindre du comportement de l’entreprise, tel qu’ils le perçoivent, à leur égard.

Il s’agit là de personnes qui ont choisi ce qu’elles voulaient faire professionnellement, et elles assument alors les contraintes liées à leur choix, comme d’avoir à se lever tôt, si elles ont choisi le métier de boulanger.

Mais il y a les autres, ceux qui n’ont pas choisi de faire ce qu’ils sont obligés de faire pour gagner de quoi vivre. Il s’agit souvent de tâches sans grand intérêt intrinsèque, sans possibilité d’évolution, moyennant bien souvent un contrat précaire, mal considérées et mal payées.

Les arrêts maladies peuvent alors n’être qu’un prétexte pour échapper à cette nécessité de « perdre sa vie à la gagner », comme l’affirmait un célèbre slogan de 1968. La progression de l’absentéisme pourrait bien ainsi être liée à la multiplication des « bullshits jobs ». Mais il y a aussi la surqualification de certains salariés qui n’ont pu trouver un emploi correspondant à leur niveau d’études ou au type d’activité qu’ils espèrent ou espéraient pouvoir exercer.

L’absentéisme échappatoire

L’absentéisme, en tant qu’échappatoire, demande ainsi à être rapproché de la progression du nombre de démissions, venant de cadres, notamment, qui souhaitent changer d’orientation car ils ne trouvent plus de sens dans l’emploi qu’ils occupent ou parce qu’ils n’acceptent plus les contraintes qui leur sont imposées, à leurs yeux inutilement.

Encore faut-il le pouvoir et en avoir la volonté. D’où, parallèlement, le développement des actes manqués, venant de salariés qui souhaiteraient « bouger » mais qui n’osent se lancer dans une telle aventure.

L’écart croissant entre le discours des entreprises et la réalité vécue

Ce qui frappe, en définitive, c’est l’écart croisant entre le discours des entreprises, et notamment des grandes entreprises, et la réalité vécue par leurs collaborateurs. Il n’est question, dans les revues spécialisées, que d’ « expérience employeur », d’ « engagement », voire d’ « enthousiasme », ceci à l’opposé de ce que ressentent les salariés.

Un tel écart peut s’expliquer de plusieurs façons  :

  • Une certaine tendance à l’autosatisfaction,
  • La nécessité de donner de l’entreprise une image attrayante,
  • Le silence des salariés sur ce qu’ils ressentent (y compris dans les enquêtes d’opinion) par crainte de se faire mal voir.

À cela, enfin, s’ajoute peut-être une raison plus profonde.

Un rejet de la modernité mondialiste ?

Les contraintes du travail salarié étaient justifiées, depuis deux siècles et plus particulièrement depuis le lendemain de la deuxième guerre mondiale, par la promesse d’un avenir meilleur. Les « dividendes du progrès » (Fourastié) prenaient la forme d’une augmentation progressive du pouvoir d’achat et d’une possibilité pour le plus grand nombre d’accéder à des aménités de la vie jusqu’alors réservées aux « happy fews ».

L’accès à « une vie meilleure », pour soi-même ou pour les générations à venir, s’identifiait à la croissance économique et au progrès représenté par la « mondialisation ».

Cette promesse a commencé à se lézarder :

  • Les progrès du pouvoir d’achat avaient cessé d’aller de soi,
  • il apparaissait de plus en plus nettement, dès avant la Covid-19, que le « progrès humain » avait cessé de s’identifier à un taux de croissance et qu’il évoluait peut-être dans le mauvais sens, au moins pour certaines catégories de la population, et notamment pour les couches moyennes de la société,
  • Les « dégâts du progrès » sur le plan environnemental n’ont cessé d’apparaître plus nettement.

La question en est venue à se poser de savoir si le jeu en valait la chandelle. Ce questionnement s’est amplifié avec l’irruption de la pandémie. Le progrès technologique et scientifique se trouvait déjoué par un malin virus. Les soins accordés à la santé l’emportaient désormais, « quel qu’en soit le coût », par rapport aux impératifs de production et aux objectifs de croissance.

Autrement dit, ce qui apparaissait comme le plus important n’était plus la production d’artefacts toujours plus sophistiqués mais la nécessité de prendre soin des autres, de la planète et de soi-même.

Et donc :

  • Pourquoi s’échiner à gagner de quoi se procurer ces artefacts ?
  • Pourquoi également, dans les activités de soin, et notamment celles qui sont liées à la santé, s’investir à fond, sachant qu’elles sont mal payées et peu considérées au regard de l’importance qu’elles prennent ?

Un absentéisme symptôme d’une évolution beaucoup plus fondamentale ?

Il se pourrait ainsi que la montée de l’absentéisme au travail soit le symptôme d’une évolution beaucoup plus fondamentale portant sur les valeurs qui animent la population. Si cette analyse est juste, il faudra plus que quelques mesures symboliques et plus ou moins cosmétiques pour en finir avec l’augmentation de l’absentéisme. Plusieurs questions se trouvent en effet entrelacées :

  • L’organisation de la grande entreprise et le rôle qu’y joue l’encadrement sont-ils conformes aux attentes des salariés ?
  • La façon dont l’entreprise conçoit son rôle - produire des biens et des services - est-elle cohérente avec l’état actuel où est arrivé le monde ?

Raisonnons sur le moyen et le long terme. À l’époque médiévale, le principal acteur de développement était constitué par les monastères. Depuis deux cents ans, le principal acteur de développement économique est l’entreprise, sous la forme institutionnelle qu’on lui connaît.

Il n’y a aucune raison de penser qu’il en sera toujours ainsi. Peut-être faut-il s’attendre, dans un temps indéterminé, à ce qu’elle ne joue plus le rôle central qui est aujourd’hui le sien…